BRIBES DE SEDENTAROLOGIE POLITIQUE

les mondes sédentaires regardés depuis le bord de la route


Chassez le naturel...

Le rapport à la nature et au naturel m'a beaucoup occupée pendant ma thèse. Depuis, j'ai évolué sur ces sujets mais reste persuadée que cette fameuse "nature" et surtout ce qui est mis derrière cette bannière permet de mieux distinguer les clivages politiques et idéologiques.

Plus on clame haut et fort qu'on est hors nature et un être "tout culture", plus il s'avère qu'on est soumis à l'ordre biologique.

Qu'y a-t-il de culturel à refuser l'homoparentalité par exemple? J'y vois plutôt un refuge facile pour une pensée conservatrice qui vise, comme dans tout groupe social, à contrôler la reproduction et la dissémination ou non des "précieuses gamètes". Finalement, on en revient toujours au même: le vivant vise à se reproduire. POINT. Et je n'y vois rien de culturel. En revanche, parmi ceux qui s'imaginent supérieurs alors que leur obsession n'est pas différente de celle d'une bactérie, un certain nombre est tellement persuadé d'avoir raison qu'il ne rêve que de faire disparaître les avis divergents et parfois aussi les personnes qui osent les formuler.

Alors, oui, le concept de nature est politique dans un sens très concret.

Et je ne parle même pas de la vision niaise de la gentille nature, d'un autre côté de l'échiquier où des "âmes innocentes" se font cueillir si facilement par des sectes...

RELIRE MA THESE (texte issu de mon ancien site internet)

Le point de départ de mon travail de thèse était une interrogation : pourquoi paraissait-il évident à tant de gens que l'être humain était une créature supérieure? La réponse que j'ai articulée au cours de mon doctorat est très partielle et mérite de nombreux approfondissements mais elle me semble toujours relativement juste (elle serait liée au pouvoir exercé sur ce qui est perceptible du monde vivant et terrestre au sens large et à la spiritualisation de ce dernier : en considérant le pouvoir exercé sur la matière comme un pouvoir venu d'ailleurs, parfois de la matière elle-même, et en s'installant au centre du monde en se sédentarisant, avec de multiples nuances).

En revanche, ma manière de définir à l'époque la nature (j'ai soutenu en 2010), me semble aujourd'hui très insuffisante et entachée de graves erreurs de jugement. Aveuglée par ma volonté de prouver qu'il n'est pas normal pour un humain de se comporter selon la loi du plus fort, j'ai défendu l'idée que nous serions hors nature. Or, si l'adage voulant que "l'homme soit un loup pour l'homme" me paraît toujours aussi faux, il est aussi incomplet. Il faut, en effet, lui ajouter, et la précision est loin d'être un détail : l'homme peut être un loup pour l'homme et cela n'est pas considéré comme normal A L'INTERIEUR DU GROUPE D'APPARTENANCE.

Oui, l'être humain est un mammifère social qui a évolué en développant de grandes capacités d'empathie, mais celles-ci sont avant tout destinées à servir le groupe, en favorisant l'entraide et la survie. Voici en partie une des raisons qui permet de comprendre pourquoi les personnes vulnérables ne sont pas souvent soutenues: si elles ont une place sûre et perenne (autant que faire se peut) dans un groupe (et il faudrait discuter de cette notion de groupe, en particulier de son singulier qui n'est pas exact et de ses contours qui peuvent être mouvants), elles pourront peut-être y trouver du secours si elles respectent les attentes et les modes d'être de ce groupe. En revanche, au-delà d'une frontière étroite, elles seront perçues comme une gêne, voire un danger. Il n'est pas toujours bon non plus de se montrer sensible à la vulnérabilité d'autrui, humain ou animal, dans la mesure où cette sensibilité dévoile également une vulnérabilité.

Au lieu de considérer que la sécurité gagnée par l'espèce humaine au fil de l'évolution éloigne celle-ci du monde naturelle, j'y vois aujourd'hui bien plus un prolongement et un développement parfois à l'excès, d'un point de vue évolutif, d'une tendance générale du vivant à aménager son environnement et à se protéger de l'arbitraire.

Cependant, une chose reste valide à mon sens : la dimension humaine de la nature. Cette dernière pouvant être définie comme une sorte d'interface entre l'homme et le reste du monde terrestre : interface à la fois dans la mesure où elle caractérise ce qui est perçu par l'humain et modifié par lui, mais aussi parce qu'elle est un espace de projection symbolique qui contribue à le définir.


Aujourd'hui, une autre question vient compléter la première : pourquoi les personnes qui se disent le plus "hors nature" sont-elles, à mon avis, les plus soumises à l'ordre biologique?

Par exemple, pourquoi les religieux les plus fervents ou ceux qui se définissent comme tels, défendent-ils, pour certains, l'idée selon laquelle il est préférable qu'une femme enceinte dont la vie est en danger ne puisse pas avorter? La vie de l'enfant qu'elle porte leur importe plus. Or, cela est tout ce qu'il y a de plus logique d'un point de vue de l'espèce. D'un certain point de vue biologique seulement, car il peut y en avoir d'autres comme celui-ci : mieux vaut sauver la mère qui pourra alors mettre au monde d'autres enfants au lieu d'en sauver un seul dont la survie n'est même pas certaine. Mais si l'on s'en tient au premier point de vue : l'enfant à naître est plus précieux que la vie de la mère car il faut se reproduire, il en va de la survie de l'espèce. C'est même semble-t-il, l'obsession numéro un du vivant. Cet enfant va grandir et pourra se reproduire. Sa mère a-t-elle d'autres enfants? Même si la réponse est négative, le fait que sa vie soit en danger peut laisser penser qu'elle ne pourra plus enfanter, d'où la préférence pour la vie de celui-ci. Mais alors, où est la culture là-dedans?

Probablement en partie dans l'investissement contemporain dans l'enfant. Mais ce phénomène est bien trop récent pour servir d'explication : il ne fait que renforcer une tendance de fond qui est probablement celle de la reproduction à tout prix.

Des personnes très religieuses peuvent aussi défendre l'idée qu'il faut laisser faire la volonté d'un ou des dieux. La mère a des liens relationnels avec d'autres humains : sa disparition va entraîner des perturbations, des souffrances. Mais il faudrait quand même privilégier cet enfant qu'on ne connaît pas, qu'on n'a jamais vu, mais qui semble déjà appartenir plus à un groupe social élargi qui peut décider de sa survie qu'à sa mère. D'ailleurs, appartenir est-il le bon terme? Un enfant n'appartient pas, dans l'idéal, à ses parents, mais il est, dès avant sa naissance, absorbé, plongé, imbibé dans un groupe social qu'il n'a pas choisi mais qui va devenir son milieu. Cette description est trop schématique mais elle résume ce que Didier Eribon, à la suite de Pierre Bourdieu, explique si bien concernant l'empreinte et l'impact du milieu d'origine sur chacun : que ce milieu ne soit pas celui où l'individu s'épanouisse et voilà que tous les mécanismes du rejet s'activent, et ce potentiellement dans les deux sens (cf. Retour à Reims, La société comme verdict).

Pour la notion de milieu, je me réfère prioritairement à la définition qu'en donnait André Leroi-Gourhan qui faisait la distinction entre intérieur et extérieur :

« Les valeurs de milieu extérieur et de milieu intérieur sont claires. Par le premier terme, on saisit d'abord tout ce qui matériellement entoure l'homme […]. Il faut […] étendre la définition aux témoins matériels et aux idées qui peuvent provenir d'autres groupes humains. Par le second terme, on saisit […] à chaque moment du temps, dans une masse humaine circonscrite (le plus souvent incomplètement), ce qui constitue le capital intellectuel de cette masse, c'est-à-dire, un bain extrêmement complexe de traditions mentales. » in Evolution et Techniques, vol 2, Milieu et Techniques (1945), Paris, Albin Michel, 1973, pp.333-334.

Cela peut sembler large mais cela indique bien que le milieu est un "biotope" complexe et complet qui peut servir de lieu de "résidence", tout au long de la vie. [J'utilise les guillemets ici pour signaler que mon usage de ces deux termes est peut-être un peu abusif. En tout cas, je n'ai pas encore tranché et il me semble bancal mais suffisamment expressif, c'est-à-dire qu'il me paraît traduire, au sens le plus noble du terme (donner à comprendre sans mot à mot destructeur), un cheminement de pensée.]

Une autre interprétation pourrait partir du groupe : comme il faut se reproduire, avoir des enfants positionne l'individu dans le groupe, lui confère une place, une utilité. Préférer la vie de l'enfant à celle de sa mère est peut-être une manière de garantir la place symbolique de cette dernière. Le terme symbolique n'est peut-être pas parfaitement approprié, mais il ne veut surtout pas dire "anecdotique" ou "secondaire" : la place symbolique dans le groupe (comment le groupe se représente la place occupée par chacun et inversement) est un objet de négociation et de conflit plus ou moins fort. Dans de nombreux cas, les contours de la place assignée à chacun ne sont pas remis en question. Mais cette place dans le groupe est-elle "seulement" culturelle? Dans la mesure où appartenir à, faire partie d'un groupe est nécessaire pour la survie d'un animal appartenant à une espèce sociale, on peut douter du caractère foncièrement culturel de cette préoccupation. A mon sens, le fondement biologique sur lequel vient prendre appui cet impératif doit rappeler que le biologique n'est jamais loin, surtout quand il s'agit de s'appuyer (d'exprimer?) cet héritage biologique de l'histoire évolutive de l'espèce humaine que sont les traits d'espèce. [Usage de cette notion à vérifier : avis aux biologistes travaillant sur l'évolution humaine ==> je cherche des correspondants!]

Mais de quelle nature s'agit-il? Quelle nature partage-t-on? A quels concepts et quels imaginaires fait-on référence plus ou moins implicitement?


REREADING THE THESIS... (from a previous website)

It's always difficult to reread a text written years ago. But as my thesis is online, this exercise is not only a bit scary (I feel so ashamed of naive statements I made!) but also challenging and in one word: necessary. I remind of an editor in Paris, telling me that once published, a text is no longer yours. It was more than 

20 years ago: I was 19 and, with Cécile Brisson, we were working on a short poems book (Le hurlement du Papillon, Ed. Saint-Germain-des-Prés, coll. Poésie, Paris, France, 1995). I wanted to change everything, but we had to stop and finish the book. So, here I am: with this text I defended in 2010 to get my PhD, and with a point of view a bit different today. I hope less naive, more accurate to the way human societies evolve and behave.

My thesis starting point was an interrogation: why was it obvious to so many people that the human being should be considered a superior creature? The answer I proposed was of course incomplete but it still sounds quite correct to me : it could be linked to the human capacities to change the environment (the natural world, that is what we can perceive of the living world and more globally of the earth ecosystem), to be safer, a spiritualization of material (as it is well described by anthropology of techniques, the human brain easily imagines that the changes made on the raw material are possible because the material has special power itself and is, in one way, alive) and because of the sedentarization's long-term impact on representations. 

But instead of seeing security as a remoteness factor from the "natural world", I consider it now a general tendency of the living world (to appropriate, that is to arrange, one's environment to protect oneself from the arbitrariness). Human beings are not an exception, unless maybe for the degree of appropriation: pushed to the extreme. But biologists would perhaps tell me that other species can compare favourably with us, like bacteria?

I wished to prove that the law of the strongest wasn't the normal paradigm for human relationships and I didn't realize that this statement could be correct mainly INSIDE the group one is part of. The challenge is to widen the group's boundaries. And this is probably one reason that can explain why my thesis interested my supervisor: Chantal Delsol, a right-wing Catholic intellectual. It was congruent with the inclusive vision of humanity of Christianism. I'm on the other side of the political chessboard and, to me, the Christian attempt to reach every people on earth is as dangerous as the universalism professed by France, among others (by the way, philosophical universalism is not far from monotheisms and their vision of the human as a superior creature). France is an interesting case study: the republican idea is often used to justify unfairness and social inequity. Go to French Guyana for instance and you will see how the dominating model destroys minorities although it claims to the contrary.

It can seem hopeless, due to our species habituation over thousands of years, but the great challenge for every person looking for a better world is still: how can we develop empathy and cooperation beyond our group? How can we train for that? How can we manage to do that? What is real empathy and cooperation? Is it always worthy? I agree it's sometimes often easier to follow the mainstream and that behaving better in an ethical way doesn't always mean to be happier.


Today, I try to answer an additional but related question: why people thinking they don't belong to the natural world are so under the biological order's influence?

I mean by biological order the imperative to reproduce. Thereupon, debates and confrontations about abortion in Latin America but also in Europe today are very instructive about the shift between conservative and liberal beliefs, or between left and right-wing to use a distinction still accurate even if some pretend it's not the case.

But what is nature? what does "natural" mean?


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